À Chahd, cette abeille qui n’a jamais pu revenir.
« Si les abeilles venaient à disparaître, l’humanité n’aurait plus que quatre ans devant elle. »
Anonyme
Nous sommes le 30 juillet 2030, quatre ans après notre disparition. Nous les Abeilles !
Je m’appelle Chahd, je suis une abeille, oui une survivante ! Nous sommes une petite colonie de quelques dizaines d’abeilles, cachées en haut du Toubkal. C’est là que je suis née. Les Anciens nous racontent comment notre espèce a quasiment disparu de la surface de la terre, il y a quatre ans, une éternité. Oh, cela n’est pas arrivé d’un coup. Il n’y a pas eu de tremblement de terre ni d’incendie planétaire. Il n’y a pas eu de pluie de cendres ni de tsunami. Notre disparition est, disent les Anciens, le fruit de la bêtise, de l’arrogance, de la cupidité des hommes ! Et dire que nous pensions être les meilleurs amis des humains ! Nous leur avons toujours donné du miel, nous avons toujours pollinisé leurs cultures. Il y a 10 000 ans déjà, les hommes récoltaient notre miel, des dessins préhistoriques dans une grotte en Espagne le prouvent.
Oui, nous avons presque disparu à cause de la bêtise humaine. Pourtant nous étions très nombreuses. Des milliards et des milliards sur terre. Il existait plus de 20 000 espèces de notre race. Dans plusieurs régions du monde, les abeilles ont commencé à mourir de faim. Oui, de faim, car les hommes avaient décidé d’opter pour des monocultures. Des champs de céréales, de riz ou de soja à perte de vue, sur des millions d’hectares, sans la moindre fleur à butiner.
La nature nous a pourtant toujours offert des milliers de végétaux à l’état sauvage pour nous nourrir : des fleurs sauvages, des pissenlits, des orties, du sureau, des noisetiers, des tilleuls, des châtaigniers, des acacias, des palmiers dattiers… Beaucoup ont été jugés indésirables par les agriculteurs. Ils ont décimé les forêts pour agrandir leurs champs. Même dans les villes, les haies, les jardins, les bosquets ont disparu au profit de terrains de golfs gourmands en eau.
Pour que rien n’atteigne leurs monocultures, les hommes ont inventé les pesticides. Du poison pour anéantir tous les insectes, toute forme de vie qu’ils jugeaient indésirable. L’effet sur notre communauté a été désastreux. Les Anciens ont été touchés par d’étranges maladies : ralentissement de leur développement, malformations, affaiblissement de leurs défenses immunitaires… Certaines ont commencé à avoir des pertes d’orientation et n’arrivaient plus à retrouver les ruches. Elles mouraient d’épuisement, d’autres étaient dans l’incapacité de reconnaître les fleurs ! Alors que nous contribuions à la reproduction de plus de 80 % des espèces de plantes à fleurs, ces dernières n’étaient plus pollinisées et commençaient à disparaître.
C’est à ce moment-là que ma famille a déserté le plus ancien rucher du monde. Celui d’Inzekri, dans le sud-ouest du Maroc, construit par les hommes avant qu’ils ne deviennent fous. Celles qui n’ont pas pu se sauver à temps ont connu la mort à un rythme vertigineux. Car d’autres fléaux sont venus. Il y a eu d’abord le varroa, cet acarien importé d’Asie dans les années 1980. Il a décimé méthodiquement les ruchers. Puis le frelon asiatique a attaqué nos butineuses. Enfin, plus lentement, les effets des changements climatiques, la hausse des températures, la multiplication des sécheresses, les inondations et les perturbations des saisons de floraison ont eu raison de ma communauté.
Pourtant, personne parmi les hommes ne s’est inquiété de notre disparition. Oh, il y a bien eu quelques savants, quelques militants écologistes qui ont tiré la sonnette d’alarme, mais tout le monde leur a ri au nez. Le monde était trop occupé par les guerres et les massacres pour s’occuper de petites bestioles comme nous.
Aujourd’hui me voilà adulte, et je descends de ma montagne pour voir ces humains qui ont failli nous éradiquer. Comment font-ils pour vivre sans nous ? De quoi se nourrissent-ils ? Je les vois d’en haut, ces humains. Ils sont tellement petits. Je ne les vois pas comme grand-mère les a décrits. Ils ont l’air petits et inoffensifs. Je n’ai jamais croisé un humain auparavant. Tant mieux, non ? Grand-mère ne m’a raconté que des catastrophes à leur propos. La guerre. L’esclavage. La pollution. La domination masculine. Je m’approche un peu plus et j’aperçois des femmes. Elles sont perchées sur des branches d’arbres et se contorsionnent dangereusement pour atteindre les fleurs. Ce sont elles que les hommes ont réquisitionnées pour faire notre travail ! Femmes abeilles, femmes esclaves. Elles sont contraintes de polliniser à la main les arbres fruitiers, les plans de légumes et autres plantes, y compris les fleurs pour les jardins des plus riches. Courbées ou suspendues dans les airs, elles sont obligées de travailler plus de seize heures par jour pour quelques pièces. Elles n’auront même pas droit au fruit de leur labeur. Car cette nourriture-là est pour les riches. Elles, elles n’auront droit qu’à des céréales et un peu d’eau. Ces céréales qui n’ont jamais eu besoin de nous pour se reproduire. Les femmes-abeilles semblent très fatiguées, elles ont l’air résignées. Ils me font rire, ces humains. Ils sont mécontents mais très peu réagissent, ils préfèrent prier et rêver de jours meilleurs. Pourtant les femmes-abeilles vont réagir ! Elles se sont organisées en syndicats et réclament de meilleures conditions de travail.
Parmi les hommes les plus riches et les plus puissants, il y a Chamharouch. C’est le chef du gouvernement des hommes. Je le vois d’en haut, assis dans son bureau de gouverneur. Il pense à la manière de mettre fin aux contestations des Femmes-abeilles. Depuis que nous avons disparu, les humains sont de plus en plus allergiques, de plus en plus malades. Chamhaourouch, lui, est allergique aux revendications des femmes. Dès la moindre contestation, il a des crises d’asthme. Quand la pollution se joint aux injustices, tout le monde respire mal.
Il est seize heures trente, Chamharouch est rentré chez lui. Il est fatigué, épuisé. Depuis plusieurs années, il est sujet aux insomnies. De plus en plus fortes. Ses conseillers savent que seul un miracle pourrait mettre fin à ses tourments et à la révolte qui gronde chez les Femmes-abeilles. Peut-être notre retour. Le retour des abeilles.
Malgré le débat mondial sur le réchauffement climatique et l’instabilité sociale depuis quelques mois, Chamharouch vient de faire capoter ce matin un projet de loi qui vise l’interdiction de certains pesticides. Depuis qu’il est au pouvoir il a refusé une dizaine de lois proposées par le groupe écologiste.
Chamharouche n’a pas non plus de projet pour lutter contre la sécheresse. Ces dernières années, l’eau se fait de plus en plus rare. Chamharouche pense que c’est la volonté de Dieu. Quant à la disparition des abeilles, il a expliqué lors d’une interview à la télévision qu’il ne s’agissait pas d’un problème, mais d’une solution au chômage dont souffrait le pays depuis des décennies. Avec fierté et détermination, Chamharouche a dit qu’il ferait de la pollinisation un métier pour les femmes et que désormais « Nos femmes seront nos abeilles ! » Et il a continué en riant de plus en plus fort : « Quoi de plus beau ? Quoi de plus romantique ? » Chamharouche a deux ennemis sur terre. Les écolos et nous, les abeilles. Il pense que les écolos sont une bande de gauchos-anarchistes-fumeurs-de-joints. Des paresseux qui ne veulent pas travailler. Instrumentalisés par une idéologie écolo-LGBT-racialiste. Il pense même qu’ils sont dangereux pour le pays et le monde parce qu’ils ne le laissent pas avancer.
Et puis les abeilles. Il déteste aussi les abeilles. Parce qu’enfant, à l’âge de sept ans, il a été piqué par une abeille, il a juré de les exterminer. Certains pensent que c’est même pour cela qu’il s’est mis à faire de la politique. Mais en réalité, c’est pour s’enrichir qu’il a pris ce chemin. Pour sortir du ghetto où il a toujours vécu. S’il n’avait pas pris cette voie, peut-être que sa mère, sa femme, ses filles seraient aujourd’hui des femmes-abeilles. Chamharouch en a des sueurs froides.
Grand-mère m’avait parlé de ces femmes rebelles et engagées de la région des Doukkala, qui se révoltent contre les injustices sociales et climatiques. Contre leur condition de femmes pollinisatrices. Les reines des Doukkala, fortes, se sont mobilisées, avec le peu de moyens qu’elles avaient, pour mettre fin à cet esclavage moderne. Elles ont en marre d’être épouses, mères et pollinisatrices à la fois. Elles en ont marre d’être exploitées par les hommes et le gouvernement. D’être au service de la famille et de la terre. D’être une abeille le jour et un objet sexuel la nuit ! Bref, la condition des femmes n’a jamais été aussi critique que depuis notre disparition nous les abeilles.
Grand-mère et ses amis ont choisi de quitter la société des hommes pour sauver leur peau. Nous sommes parties au sommet d’une montagne de l’Atlas où aucun homme n’est jamais venu auparavant. Les gouvernements et les grands laboratoires, au lieu de chercher les raisons mystérieuses de cette disparition, sont en train de chercher des méthodes artificielles de pollinisation. Personne ne s’est vraiment inquiété de notre disparition. Notre mort aurait-elle été pensée dans un bureau du gouvernement et expérimentée dans un laboratoire de recherche ?
Je m’appelle Chahd, Je suis une abeille. J’ai quitté ma communauté pour revenir sur terre et connaître les raisons de notre départ. Comment l’humain a pu se passer de nos services et créer une pollinisation alternative ?
Grand-mère raconte qu’il y a quelques années, la terre n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Elle raconte les prairies, les champs de fleurs, les ruisseaux, les forêts verdoyantes… Je ne vois rien de tout cela. Les humains n’ont jamais compris que le mieux est l’ennemi du bien. Ils n’ont jamais cessé d’aller plus loin dans l’industrialisation et l’épuisement de cette planète. Ils veulent encore plus. Ils veulent toujours plus.
Je suis allée voir ces Femmes-Abeilles et leur apporter du soutien. Je suis allé me nourrir de leur courage. Leur transmettre mon énergie et celle de mes ancêtres. Rapidement, une connexion s’est installée entre cette femme aux cheveux noirs et moi. Cela devrait être ce qu’on appelle aujourd’hui une sororité. Une éco-sororité. Elle s’appelle Lamia.
Lamia, la leader du mouvement des Femmes-abeilles, me parle de Chamharouch. « Chamharouch n’a jamais écouté nos cris. Nos revendications. D’ailleurs il a toujours fait de même avec tous les mouvements de contestations du pays. Les migrants, les anciens détenus politiques. Les minorités sexuelles, les personnes handicapées. Les travailleurs du sexe… » Lamia suspecte même Chamharouch d’avoir encouragé la disparition des abeilles pour permettre à ses laboratoires de développer des outils de pollinisation artificielle. Il en a fait de même pour le secteur de l’automobile. Dans un monde qui encourage de plus en plus l’utilisation des vélos et la marche à pied, il a interdit l’utilisation des vélos sur les routes principales des grandes villes du pays. Il a construit des avenues sans trottoirs. Sans passages piétons. Il a tout fait pour automobiliser le pays.
Quatre jours après mon retour…
La nouvelle de ma visite a fait le tour des bidonvilles où vivent les Femmes-abeilles. « Il y aurait encore des abeilles sur terre ? » Dans les champs, les cris des femmes ont remplacé es bourdonnements. Lamia a crié : « Chamharouch déteste les abeilles parce qu’il déteste les femmes ! » D’autres femmes ont scandé : « Chamharouch dégage ! », « Chahd revient ! Nous sommes toutes Chahd ! » Je me suis jointe à elles. Ces femmes combattantes, fortes et puissantes. Les éco-féministes sont aussi courageuses que nous les abeilles. Chamharouch pensant que nous étions un bataillon d’abeilles venues soutenir les femmes a ordonné l’utilisation de pesticides pour nous écarter de ces manifestations. « Il s’agit d’une révolution des abeilles. Ce sont les abeilles qui sont à l’origine de ce chaos ! », a-t-il déclaré aux médias. Il n’avait pas tort, car depuis ce matin, un immense bourdonnement s’est joint aux cris des femmes. Grand-mère est là, les autres abeilles aussi. Les femmes et des hommes sont là. Tous les opprimés du pays sont là. Tous les opprimés du monde : les anciens détenus politiques, les chômeurs, les migrants, les minorités sexuelles… Certains portent deux pancartes, deux causes, deux oppressions. « Je suis noir, je n’ai pas accès à l’eau potable », « Chamharouch et la sécheresse m’ont appauvri », « Je ne veux pas travailler dans les champs, je suis une abeille. »
Ils manifestent avec nous. Ils manifestent pour nous.
Chamarouch pousse un cri d’effroi. Il se réveille, il est en sueur. Il cherche dans le noir le moindre bruit de bourdonnement ou de contestation. Silence. Chamharouch allume sa lampe de chevet, il est six heures du matin. Ce n’était qu’un mauvais rêve, un cauchemar. Il demande à sa femme de ménage subsaharienne de lui préparer le café qu’il est allé chercher personnellement en Éthiopie. Sa femme lui fait le nœud de sa cravate. Il la remercie en lui disant qu’aujourd’hui il signera ce contrat lui permettant d’utiliser le miel, si rare, dans la fabrication de produits cosmétiques de sa marque.
En sortant et avant de claquer la porte, il regarde sa femme. Souriant, il lui dit : « Tant que je suis là, Chahd ne reviendra jamais. »
Chahd est derrière la vitre de ce grand salon où une bonne partie des richesses naturelles de ce pays sont cachées. Les vases en bois, les plantes kitsch en plastiques et puis un climatiseur allumé toute la journée. Saurait-il nous expliquer ce que ça veut dire sobriété ou décroissance ce Chamharouch ?
Chahd n’est jamais revenue. Elle ne reviendra jamais. Tant que les humains sont encore là, elle ne reviendra pas. « Nous sommes bien là où nous sommes. Nous sommes sur Terre depuis que les fleurs existent. Nous sommes sur terre depuis 160 millions d’années et nous comptons bien y rester, le plus loin des hommes. »
Chahd regrette de comprendre les mots de Chamharouch. Elle regrette de comprendre ses mots polluants qui exploitent le bois. Elle murmure-bourdonne. « Je ne veux pas vivre dans la société des hommes où on parle une langue de bois. Je veux un monde où nous avons la même langue. La langue du cœur. »
Elle bourdonne. Elle bourdonne. Elle s’en va Chahd. Elle s’en va…
Reviendra-t-elle un jour pour mener de nouveau sa révolution ?